Accueil Culture Toiles et mémoires — L’homme multiple (II): Conversation avec Abderrazak Fehri : «La tunisianité en question»

Toiles et mémoires — L’homme multiple (II): Conversation avec Abderrazak Fehri : «La tunisianité en question»

Nous avons répondu aux questions de notre époque. Quelles sont aujourd’hui les attentes du public tunisien en matière de peinture? La Tunisie recherche-t-elle des images nostalgiques? Des images d’avant-garde? Un mélange de nostalgie et d’avant-garde? Pour ma part, je souhaite que l’on inscrive notre quête de tunisianité dans une perspective universelle. Bouabana, Rafik El Kamel et Khaled Ben Slimane peuvent être comparés aux grands artistes contemporains connus à travers le monde. Ces créateurs exceptionnels sont le fruit des efforts déployés aussi bien par Attaswir que par Irtissem.

De même que la Tunisie a évolué, la peinture a évolué. Hier, on recherchait l’image rassurante, aujourd’hui on recherche l’image déstabilisante, capable de nous secouer du ronron de la vie quotidienne. Le Tunisien, aussi bien le créateur que le public, communique mieux avec le tableau. Le dialogue avec la toile a avancé de façon considérable et cela a agi d’évidence sur la qualité de la peinture. Avant, rares sont ceux qui achetaient de la peinture. C’était un marché presque confidentiel. C’est pourquoi il était jalousement gardé par ceux qui en vivaient. Aujourd’hui, rien que dans la région de Tunis, il y a près de 50 marchands de tableaux et de galeries d’art.

La peinture tunisienne, en même temps qu’elle fait la conquête de son identité, se dirige vers l’universel, car c’est là qu’est sa vérité et c’est là qu’est la vérité de la peinture. Quand je me mets devant le chevalet, je ne me dis pas: «Je vais peindre tunisien»… Mon art serait alors invivable… Je sais qu’il y a des gens qui sont rebelles à la modernité et qui réclament, coûte que coûte, le retour du jasmin, de la chéchia, du burnous et des Zawiyas sur la toile… Ce nationalisme exacerbé peut fausser la vérité de la démarche et gêner la toile dans son libre essor… A ce moment-là, il n’y a plus qu’à copier les produits des souks et les plaquer sur la toile… Faire du tunisien ne doit pas signifier faire subir n’importe quoi à l’esthétique tunisienne.

Il faut se méfier de la puérilité engendrée par les faux problèmes. Notre peinture est naturellement tunisienne. On ne va pas chercher chez le voisin comment peindre sa propre maison. Nous nous inspirons de notre culture pour nous exprimer. On met sur la toile ce que l’on a et ce que l’on est. Dans cette quête de la tunisianité, il faut voir clair pour éviter d’entretenir la confusion culturelle… On ne peut pas dire d’un artiste s’il est tunisien devant la toile sans que cette question, lorsqu’elle est mal formulée, devienne le lieu de l’extrême indélicatesse ou impudeur.

En même temps qu’elle est noble, la quête de la tunisianité, gérée par des mains inexpertes et par des gens profanes, peut conduire à la bassesse, à la sclérose et aux pires enfermements conceptuels. Il faut traiter ce problème avec doigté et intelligence. Chaque peintre vient répondre aux problèmes de son époque. Nous devons nous laisser traverser par toutes les cultures du monde et nous avons besoin de ces nourritures terrestres.

Une revue comme «L’Espace Pictural» est une fenêtre providentielle, pour nous autres plasticiens tunisiens, sur tout ce qui se passe en Europe. N’oublions pas que la peinture c’est aussi la convivialité, la fête, l’affirmation d’un vécu, la présence d’un être et une interrogation aux couleurs de la vie.

Pour ma part, je souhaite que la mémoire culturelle retienne que la Galerie Attaswîr a apporté à l’espace pictural tunisien une galerie, un espace de liberté, un mouvement spirituel, une volonté de dialogue, une terrible soif de communication et l’audace de l’interrogation.

Le groupe attaswir : un mouvement historique

On reproche aux artistes leur refus de communiquer, d’autant qu’ils se légitiment dans ce refus, par souci d’élitisme, créant ainsi une relation de pouvoir avec leur public.

Mais l’artiste utilise un langage qui n’est compris que par les artistes eux-mêmes, et par quelques initiés. Pourquoi? Parce que l’art a été confiné dès les origines dans un ghetto par la société elle-même qui l’a toujours considéré comme un luxe et comme moyen de domination.

La communication entre l’artiste et son public existera tant que l’on donnera à chacun les outils pour décoder le langage de l’art. Ce langage qui est celui des images n’est d’ailleurs pas si ésotérique puisqu’il est récupéré par les médias.

Mais si les médias sont accessibles à tous parce qu’utilisés et manipulés à des fins ambiguës par ceux qui en possèdent le contrôle, l’art est maintenu dans une place qui lui interdit d’avoir une prise directe à ceux à qui il s’adresse.

Si les médias sont, consommées, l’art, lui, veut communiquer; et pour communiquer il faut non seulement que l’artiste veille à ne pas s’offrir comme un « produit de consommation » mais aussi que le public refuse de « consommer » la création artistique comme une quelconque savonnette.

Alors que les quelques galeries d’art de Tunisie ne présentaient au public que les artistes confirmés, voici que Abderrazak Fehri ose ouvrir un espace artistique attentif aux jeunes talents. C’est autour de lui que gravitent des personnalités comme Faouzi Chtioui, Chedli Belkhamsa, Lamine Sassi, Habib Bouabana, khaled Ben Slimane, Shehrazade Rhaïem et quelques autres encore.

Sans aucune hésitation, on peut affirmer tout en saluant la mémoire de Juliette Nahum que c’est la première galerie tunisienne dont le directeur est un découvreur de talents. Lorsqu’on l’interroge sur son passé de marchand de tableaux, Abderrazak Fehri déclare : «La direction de la galerie ne m’éloignait pas de la création. Le travail collectif me rapprochait davantage de ma dimension artistique. J’ai partagé cette expérience avec beaucoup de créateurs. J’avais l’impression, en aidant les autres à s’exprimer, que je me mettais moi-même à peindre. Quelle joie de transmettre ce travail au public, aux journalistes et aux critiques. Mes préoccupations se retrouvent dans celles de mes confrères. Chaque artiste que j’expose m’exprime dans son œuvre. Il faut vraiment être égoïste ou aveugle pour ne pas comprendre que chaque créateur exprime une part inexplorée de nous-mêmes. La direction d’une galerie telle que je la conçois participe à la création, je le dis, je l’affirme et le confirme en tant que directeur de galerie et en tant que créateur».

Natif de la belle ville de Kairouan, Abderrazak EI Fehri était attiré par le dessin dès sa plus tendre enfance, tout enfant il passait son temps à dessiner. Cette passion a fini par le conduire un jour vers l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Tunis puis a l’Ensba à Paris. Son père au début réticent, a fini par accepter la fatalité d’une vocation que le temps n’a cessé de renforcer grâce à l’appui et l’encouragement de ses frères aînés. Abderrazak Fehri a pu aller en France et fréquenter l’Ecole des Beaux-Arts, le Louvre, les musées, les galeries d’art et les ateliers de lithographies el de gravures…Marqué par Dado et Velicovic, il a pu, lors de son séjour à la Cité des artistes à Paris, mener à bien ses réflexions et ses recherches sur l’art plastique de 1972 à 1974. Passionné également par la restauration des tableaux, il a pu en faire un métier. Il a fréquenté des ateliers de restauration et s’est inscrit dans la relation de maître à disciple.

Il a compris qu’à chaque toile correspond une restauration adéquate, témoignant avec ferveur de la beauté de son travail, «il est aussi passionnant de donner vie à la toile que de l’empêcher de mourir ». Et quel meilleur témoignage que ces mots émouvants qui en disent long sur la générosité de Abderrazak Fehri et sur son savoir-faire

En plus de toutes ces occupations, Abderrazak Fehri est sculpteur, peintre et graveur : «Le processus créatif est le même partout Je ne vois aucune différence en passant d’une discipline à une autre. J’aime la céramique, les collages, la gravure, la sculpture, le dessin, l’aquarelle. Tous ces moyens d’expression constituent ma langue, ils me sont indispensables pour m’exprimer. Je ne peux développer l’un au détriment de l’autre, ni sacrifier l’un au profil de l’autre».

Considéré à juste titre comme l’un des plus grands sculpteurs de Tunisie du XXe siècle, Abderrazak  Fehri réalise des sculptures monumentales dans diverses villes et cités.

Son double souci de conserver et de créer en même temps s’est cristallisé en un projet pictural original consistant à peindre chaque peintre tunisien dans le cadre de son atelier et de ses préoccupations artistiques en faisant appel à des éléments de son propre style.

L’idée de faire cette galerie de portraits lui est venue à cause du vide biographique existant en Tunisie dès qu’il s’agit de parler d’artistes contemporains. Cette mise en toile des créateurs tunisiens rend justice aux artistes. Par une grande force de travail, il met en évidence des personnalités artistiques longtemps méconnues. Il exprime le peintre en situation avec ce qu’il a réalisé de plus expressif.

Voilà une action qui vient attester de la richesse morale de Abderrazak Fehri, il intègre dans la composition tout ce qu’il sait sur l’homme et sur l’œuvre donnant ainsi à ce qu’il fait une valeur universelle. Cette anthologie peinte des peintres tunisiens prend son envol avec une superbe toile de Ammar Farhat le représentant au café de Paris et son paquet de cigarettes « Supérieures » avec un air de dire: «Je suis parli, mais en même temps je suis toujours là ». De même, des toiles aussi émouvantes sur Sehili et Bouabana… Peintre sculpteur, restaurateur, marchand, directeur de galerie, conservateur, Abderrazak Fehri est un homme aux multiples dimensions. Son œuvre peinte se caractérise par une richesse remarquable mêlant harmonieusement les symboles du patrimoine aux références avant-gardistes. Les terrasses de Tunis s’ouvrent comme un champ pictural infini accessible grâce aux fenêtres symbolisant l’ouverture.

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